Karsh-Masson Gallery, Ottawa, Ontario, 2016
Le fil du temps
Par Valérie Litalien
Sans peine on y reconnaîtrait des corps, courbés, repliés ; des membres, effilés, enlacés, enchevêtrés, et même des organes, déployés. Ces corps, il en faudrait peu pour qu’on les voie en mouvement, tendus ou ondulants, dansants ou figés et comme bercés à la fois. Parfois, on penserait que le textile les habille toujours, qu’il les abrite pour mieux les dérober au coup de la disparition. Sont-ce là des êtres imaginés à la lueur d’autres, aimés ? Des créatures ? Des personnages ?
Qu’elles paraissent anthropomorphes ou animales, ces formes aux airs féminins – et même embryonnaires ou fœtales –, ces formes dont certaines semblent prélevées d’une terre chargée d’affect, l’artiste les accorde ici comme en une seule et même lignée, une peuplade, une phratrie : une filiation. On comprend que l’artiste est éprise de cette sylve, de cette campagne agricole d’où elle vient tant on devine le végétal à travers ces nids, ces tapis de mousse, ces amoncellements de fibres. Et tout se passe comme si les corps en émergeaient, comme s’ils en renaissaient : souvenirs névralgiques, artériels, sanguins.
Cette œuvre nous parle d’héritage, de matrimoine. On se ressouvient à la voir d’une domesticité depuis peu révolue – si peu ici. L’artiste s’ingénie à récupérer des objets qui ont bravé l’usure, qui ont conféré son âme à une maison, des souvenirs qui font naître une chaleur à l’esprit, qui procurent l’impression d’un enrobement. Ainsi, elle persiste à garder trace, d’où peut-être qu’il y ait là quelque chose de la chute, vertigineuse, dans le temps.
Le reste, la matière agissent comme des traces, des indices. Sans le révéler distinctement, les voici qui nous ramènent au passé. Traces de l’enfance, d’un imaginaire qu’elle aurait imprimé, quelque part, en quelqu’un. Traces d’une ère peu lointaine, des femmes y amassant rigoureusement chiffons et guenilles, y confectionnant vaillamment de quoi apaiser le froid. Traces d’huile, de cambouis, d’humus, de boue séchée. Dès lors, l’œuvre se montre indissociable de la conservation, mais aussi de la célébration de l’autre – mère, père, frères, grand-tantes, grand-mères – et d’un sol commun.
L’artiste détisse, détricote, désassemble, puis réassemble, remmaille, rembobine. Elle témoigne d’un passé qu’elle réinvente à sa manière, un passé qu’elle inscrit dans la durée. Le temps, les souvenirs seraient-ils les seules choses qui, par accumulation, croissent sans cesse, comme une immense balle de laine, un écheveau ? Le temps passe, soit, il file, mais les rituels, les habitudes ne se transmettent-ils pas tels un legs ? Ne se passent-ils pas ?
L’artiste témoigne d’un attachement à une famille, à ses traditions, et ce n’est pas par hasard que son œuvre se compose de fibres, indémêlables, accumulées par couches qui, successivement, se recouvrent tout en se découvrant, légèrement. Le brin, le fil, le câble, le tissu nous ramènent au lien, qu’on noue, qu’on resserre, qui unit, à une généalogie des jeux de l’enroulement et de la superposition.
Le fil conduit, et le recommencement est perpétuel. Le fil lie l’un à l’autre des souvenances soutirées à l’histoire, à l’éternité, et la sphère est infinie. D’autant que le processus tient à la collection, à l’accumulation, et même à la compulsion, à l’obsession. De fait, l’incontrôlé, l’incontrôlable pulsion des jeux de l’enfance, mais aussi la patience qu’ils font naître lorsqu’on s’absorbe en eux sont là des plus sensibles.
L’artiste décompose un assortiment d’objets pour le recomposer, le détourner, comme les choses déconstruites qui le composaient d’ailleurs, qui d’objets qu’elles étaient sont redevenues matière et qui, par là, sont préservées. La répétition de gestes, sans cesse refaits comme le passé et comme par le passé, est ici palpable, et l’élaboration de l’œuvre s’inscrit elle-même dans la très longue durée. À preuve, nombre des tricots et tissages réemployés ont été extirpés des greniers de l’enfance, de ses remises, et c’est souvent là que le fil conduit l’artiste, à l’enfance. Une enfance où l’on a engrangé les souvenirs, couvé la mémoire pour qu’elle éclose, comme un œuf, un bouton de fleur, où le savoir-faire était honoré, la matière, épargnée.
Ainsi, pour peu qu’on laisse notre imagination faire son œuvre, on pourrait penser suivre l’artiste à la trace jusqu’à certaines origines, penser parcourir à rebours le fil du temps, d’un millénaire, d’un défilé de générations. Mais on croirait voir là une courroie également, de celles qui permettent de se projeter dans le temps, régénérateur. Car le fil est aussi cordon et ombilic, signe de naissance, de renouveau, signe de retour à un état premier. Retourner à la prime nature des choses, voilà, entre autres, ce que l’œuvre opère, avec ses couleurs vives ou terreuses, son aspect immaculé ou tacheté, duveteux, éclaboussé. De sorte qu’il en faudrait peu – et peut-être pas du tout – pour qu’on se laisse envelopper, qu’on s’emmitoufle ou qu’on niche, chez Aislinn Leggett, dans la couverture du temps, bercé comme l’enfant dans ses langes, infiniment emmailloté et délicat, enfin né à lui-même.